Abraham Estin, médecin humaniste
 
Abraham Estin, gosse de Grodon


 

Avec des intentions fortes et des sources variées, le romancier n’a plus qu’à se mettre à l’œuvre : beaucoup de choix à faire, et surtout, le souffle à communiquer à sa création.

Personnes et personnages
Le croisement des sources documentaires
Choix dans les matériaux
Peaufinage des anecdotes
Amplification de la narration
Inventions de l’auteur
Aveux discrets


Personnes et personnages

En vue de concilier ses différentes intentions, l’auteur a dû infléchir le cours des destinées.  Ainsi, pour relater le sort des Juifs de Grodno, il a fait revenir Yossef dans sa ville, alors que Joseph Bielski et sa famille furent arrêtés à partir de la France et déportés à Auschwitz.
Sur d’autres points, les jeux entre personnes et personnages portent sur des aspects moins dramatiques : le mode de vie de Joseph Bielski et de Charles Kantor ayant été identique pendant plusieurs années, c’est celui que connaissent également Yossef et ’Haïm. Lorsqu’il y a des distinctions dans le chemin spécifique suivi par Joseph et Charles, et surtout pour les événements majeurs, comme le mariage, le parcours de Yossef est en principe celui de Joseph. Certains épisodes, pourtant, sont repris à celui de ’Haïm, comme le passage par les locomotives de Nevers et la ferronnerie d’art (p. 7 dans l’interview ; p. 111 et 114 dans le roman).

Le croisement des sources documentaires

Abraham Estin nourrissait son récit de sources documentaires très variées qu’il croisait avec des témoignages vivants reçus directement. L’interview nous donne un exemple caractéristique de ce tissage des sources. Lorsque l’auteur interroge Charles Kantor sur l’École Professionnelle, il lui dit (Monsieur Charles Kantor, p. 3) : Et qu’est-ce qu’il y avait comme branches ? Autant que je me rappelle, il y avait serrurerie et menuiserie…  Et Charles de compléter : Mécanique générale et menuiserie. On retrouve bien ces trois sections dans les notes prises d’après le livre du souvenir de Grodno (Galerie de photos, n° 31), qu’à l’évidence le romancier avait consulté auparavant, à l’étape livresque de sa recherche.

Choix dans les matériaux

Peu porté aux descriptions physiques de ses personnages, le romancier laisse de côté une précision mentionnée par Charles : la dent couronnée de Joseph (Kantor, p. 11). En revanche, il retient une coquetterie  de Joseph qui fait resurgir les photos d’époque : Au dernier moment avant de sortir (j’attendais que ’Haïm ait le dos tourné) je plongeais ma main dans ma valise (celle de Maszewicki bien entendu, sans poignée) pour me saisir d’un flacon de gomina : j’avais toujours du mal à maîtriser une houppe de cheveux rebelles que j’avais là, sur la tempe droite. Ce dernier détail est-il inventé ou bien surgit-il d’un souvenir personnel qu’Abraham Estin avait de son cousin Joseph Bielski ?
Ailleurs, il simplifie pour aller à l’essentiel de ce qui l’intéresse. Ainsi, de l’arbre généalogique touffu de la femme de Joseph Bielski (p. 10), il retient seulement : Scholé Szuszan, le frère de sa mère, qui était “dans les meubles à Paris” (qui ne connaît les Szuszan, les Chouchan, les Schouschan, les Suzan ? Tous frères ou cousins, tous honorables commerçants de meubles à Paris)…

Peaufinage des anecdotes

Les anecdotes collectées par l’auteur – dans l’interview ou ailleurs - sont amplifiées ou prolongées d’une façon très naturelle. En voici un exemple entre tous : Charles, qui a trouvé un emploi dans une usine de locomotives à Nevers, suscite la curiosité d’un ouvrier qui n’avait jamais vu de Juifs ouvriers. Il est venu me demander si c’était vrai que j’étais circoncis. Quand j’ai dit oui, il s’est exclamé : « Le pauvre ! » Dans le roman, l’épisode est relaté ainsi (p. 115) : Il s'approcha de moi. “On a discuté de ton cas, hier (pas de précision sur ce ‘on’) ... Alors, si t'es Juif... t'es circoncis ?!” “Bien sûr.” “Le pauvre !” Il bégayait de frayeur. Après, il se comporta vis-à-vis de moi comme font les gens envers les grands invalides. 

Amplification de la narration

Les bases fournies par l’interview offrent matière à développements narratifs. Ainsi, Charles indique que parmi les immigrés, des distinctions étaient établies entre les Juifs de Varsovie, ceux de Galicie et les Lituaniens, désignés souvent de façon vaguement ironique comme des Litwak (p. 14).
A partir de là, Abracha imagine une rencontre (p. 115-6) : ’Haïm et Yossef sont invités pour le repas traditionnel  familial du shabbath par un confectionneur polonais, originaire de Bialystok, une ville située à quatre-vingts kilomètres de Grodno, sur la route de Varsovie. Si l’accueil des parents est chaleureux, le contact facile, leur yiddish ressemblant beaucoup à celui des deux amis,  le fossé apparaît quand arrivent les enfants, deux jeunes gens probablement nés en France, et en tout cas complètement assimilés, qui ignorent les invités. Le fils, jeune agrégé d’histoire, me rappelle quelqu’un de notre entourage familial dans les années 60 – qui est comme transposé trente ans plus tôt. Quant à la fille, d’une superficialité qui frise la caricature, je pense que c’est une création de l’auteur.


Inventions de l’auteur

Se détachant sur la trame des renseignements fournis par Charles Kantor, l’un des motifs les plus caractérisés créés par le romancier est celui de Monsieur Armand, l’hôtelier de la rue Véronèse  (p. 104) :
Véritable parrain, certains disaient même la providence des Grodnoniens, ce gardien de la paix en retraite, un brave Rouerguais  de Paris, gérait un petit hôtel où habitaient en permanence une dizaine de camarades.  (…) Un éternel sourire enfantin errait sur son visage et de sa voix de fausset, qu'il voulait bougonne, il grommelait souvent des choses dans le genre : “Dis donc espèce de vaurien, il y a longtemps que tu n'as pas écrit à tes parents.” Tous étaient conscients de son amitié agissante (p. 112). En fait, Yossef découvrira plus tard (p. 134) que cet homme si bienveillant était un indicateur de police. Même s’il apprend par la même occasion que monsieur Armand faisait en haut lieu des rapports élogieux sur lui, la révélation de sa duplicité est une dure leçon de réalisme pour Yossef. Inversement, Gustave, l’antisémite Croix de Feu dont il n’aurait à première vue rien eu à attendre, deviendra réellement son bienfaiteur. Créés de toutes pièces, ces deux personnages illustrent le thème cher à l’auteur de  la nécessité d’aller au-delà des apparences et d’accepter que, comme il disait, « rien n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit ».

Aveux discrets

De toute évidence, la vie psychique de l’auteur, ses préoccupations personnelles, voire ses hantises, sont bien présentes dans la narration. Je me contenterai d’un seul exemple tiré cette fois d’un personnage créé de toutes pièces : Monsieur Gustave, l’ex-Croix de Feu alcoolique, au demeurant artisan émérite, qui malgré son antisémitisme patent prend Joseph sous sa protection. Et justement, Gustave a deux gendres, dont l’un est Yougoslave et l’autre Juif roumain. Un jour, au cours  d’une crise éthylique, il s’en prend à ce dernier : « Monsieur s’appelle Abraham et en a honte ! Alors c’est devenu Albert et puis Bébert et à présent Bam ! C’est la dernière mode à ce qu’il paraît. Pourriture ! »
Et si l’on pense qu’Abraham Estin fut prénommé par certains de ses proches « Bébert » ou « Bam » cela ouvre des perspectives sur l’intensité du sentiment de culpabilité qu’il pouvait nourrir en lui, se reprochant à la fin de sa vie d’avoir contourné son identité juive pendant un certain nombre d’années.
 











 

 

 

 

 

 

 

 


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