Abraham Estin, médecin humaniste
 
Abraham Estin, gosse de Grodon


 

Voir Polyglottie.

Chapitre 17, p.104   L'arrivée à Paris

« La Liberté, l'Égalité, la Fraternité ! Près de cent cinquante ans avant, le peuple de France avait combattu pour cela et pour la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Écrites avec le sang des tombeurs de la prison de la Bastille, ces majuscules n'avaient rien de choquant. C'étaient des révolutionnaires qui les avaient écrites. Pas des anarchistes. »

A Paris, Yossef et ’Haïm retrouvent une vingtaine de Grodnoniens qui leur présentent leur « parrain » Monsieur Armand, un brave Rouergais, gérant d’un petit hôtel où tous ont au moins fait une halte. Cet agent de police en retraite a le bon goût de passer outre l’absence de permis de séjour et dispense des conseils pour trouver un logis sans trop de risque. Effectivement, ils finissent par en trouver un en banlieue. Les propriétaires rappellent à ’Haïm un indicateur de police de Grodno, mais puisque c’est Monsieur Armand qui les a recommandés, ils n’ont rien à craindre, n’est-ce pas ? Yossef et ’Haïm habiteront là deux années.
Dès son installation, Yossef a voulu faire le pèlerinage tant attendu. Au pied de la tour Eiffel, le préposé à l’ascenseur lui fournit une foule d’explications techniques d’un air désabusé, avant de lui raconter comment il a perdu toute illusion à la suite de la Première Guerre mondiale. Yossef entame l’ascension plein des paroles de l’anarchiste, tout en repensant à la flamme qui habite Mariyé [Yossef se rase pour la première fois] et en laissant se dérouler en lui ses souvenirs de Grodno. Il redescend de la tour affermi dans sa résolution.



Chapitre 18, p.111   Débuts dans l'illégalité

« Non, non ! De toute façon il ne pouvait pas être question pour moi de repartir. Car pouvais-je me présenter en vaincu devant ma mère ? Devant ’Hayélé ? Moi qui leur écrivais que je gagnais largement ma vie ? Moi, qui, oncle d'Amérique, envoyais des mandats à ma petite sœur malheureuse ? »

Sans permis de séjour, sans carte de travail, Yossef ne peut espérer que du travail au noir, instable et mal payé. Pratiquement, ses seuls employeurs potentiels sont des artisans juifs, qui travaillent eux-mêmes durement. Yossef et ’Haïm acceptent n’importe quel ouvrage et peu à peu arrivent à se faire connaître et finissent par gagner leur vie. Une fois, pourtant, Yossef se retrouvant trois semaines sans embauche, déjoue de peu la tentation de se faire faire un faux contrat de travail par une officine très lucrative.
Si les jeunes Grodnoniens se satisfont de peu pour leur nourriture, leur programme de loisirs fait partie des dépenses incompressibles : le cinéma, la danse…
Yossef se sent donc libre, quoique côté égalité et fraternité le tableau soit plus morose. Pas question de fréquenter trop sérieusement des jeunes filles non juives — les parents mettant le holà. Pour les Juifs de souche française, les nouveaux venus d’Europe de l’est — même les étudiants —  sont de dangereux intrus qui risquent de réveiller l’antisémitisme. Quant aux Juifs d’origine polonaise, une invitation pourtant chaleureuse de la part d’un confectionneur tourne au malaise quand autour de la table festive se retrouvent ses enfants, imbus d’eux-mêmes et très décalés socialement.


Chapitre 19, p.119   Bertha

« Quelle place avait-elle donc dans ma vie, cette vieille goya que j'en étais venu à appeler Babuschka[grand-mère] ? Si différente de grand-mère Ethel (vacances, insouciance) et de bobé Dveyré (ancrage par gros temps). Bertha, mon petit mur des lamentations personnel d'accès quotidien, facile. Une mama que je n'étais pas tenté d'appeler Rivtzia. »

Alors qu’il vient d’aider une dame âgée ayant une chute dans la rue Saint-Martin, elle lui confie tout à trac de l’argent pour envoyer un mandat à son petit-fils. Bertha, ancienne gardienne d’immeuble, a fait confiance d’emblée à ce jeune homme en qui elle a tout de suite reconnu un étranger, ce qui n’était pas pour lui déplaire. De fil en aiguille, elle lui propose de venir habiter le logement contigu au sien, qu’elle réservait éventuellement à sa fille. Un lien précieux se tisse entre Yossef et cette femme généreuse, très large d’esprit, à la fois franche et discrète.
Un jour, Bertha étant malade, elle lui demande d’appeler son docteur, « un Israélite ». « Je n'avais jamais relevé le fait que pour elle son médecin était Israélite, et moi Juif. » En rencontrant cet homme au mépris glaçant, Joseph fait connaissance avec le groupement d’extrême-droite dirigé par l’avocat Edmond Bloch, qui a déclaré la guerre à la République et aux Juifs.


Chapitre 20, p.125   Monsieur Gustave

« En février 1936, lorsque Léon Blum se fit attaquer et presque lyncher boulevard Saint-Germain par les Camelots du Roi, je l’entendis grommeler : “Youpin-salopard d’accord. Mais pas s’acharner à cent contre un. Pas un Croix de Feu n’aurait fait ça.” »

En plein milieu d’une période sans travail, Yossef découvre un atelier de mécanique très bien équipé. Le patron, à l’air très rébarbatif, l’interpelle agressivement et pourtant le met tout de suite au travail, bien que Yossef lui ait dit d’emblée qu’il était Juif polonais et n’avait pas de permis de travail. « Monsieur Gustave », misanthrope, clairement antisémite, a même milité chez les Croix de feu. Cet artiste de la mécanique a sombré dans l’alcoolisme à la suite de la perte de sa femme et sa mutilation pendant la guerre. Ses deux filles jumelles ont épousé l’une un Yougoslave et l’autre un Juif roumain.
Pourtant avec Yossef, il noue une relation complexe, et pas seulement parce qu’il reconnaît ses qualités professionnelles. Il lui obtient un visa de séjour de travailleur grâce à ses relations, sur lesquelles il reste discret. Yossef pourra désormais mener une vie matérielle régulière, sans surprise. Gustave ne sort des vapeurs de l’alcool que quand il reçoit des commandes du ministère de la Guerre. Sa déchéance s’accentue, mais Yossef ne se résout pas à quitter son bienfaiteur. Quand Gustave meurt, foudroyé à l’annonce de la dissolution des Croix de Feu, Yossef comprend que celui-ci représentait pour lui le père qu’il n’avait jamais eu.


Chapitre 21, p.131   Héritage inattendu

« Gustave de N. vous honorait de son amitié. Ceci n'est pas une bagatelle : ils sont peu nombreux, ceux à qui il l'ait accordée. Officiellement, vous n'êtes en France que depuis 1932. Dans un peu plus d'un an, une fois atteintes les cinq années réglementaires de séjour, vous pourrez déposer votre demande de naturalisation. La procédure normale est de cinq à six ans. Je pense que nous allons pouvoir l'abréger notablement. »

L’enterrement de Gustave ressemble à un défilé d’hommes, aux poitrines bardées de décorations et porteurs de bérets basques. « Tête de mule qui refuse de préparer une grande école ou Saint-Cyr »entend dire Yossef du disparu. Les filles de Gustave le pressent de venir choisir un souvenir de leur père. L’une des deux, celle qui est mariée à un Juif lui demande même de prendre l’atelier. Mais Yossef ne saurait envisager de devenir commerçant. ’Haïm, qui entre-temps a bien fait son chemin grâce à son labeur acharné trouve cela bien dommage (« C’était du tout cuit. ») — il propose même à Yossef de devenir son associé, mais là encore, celui-ci recule.
Pourtant, le lendemain, Yossef reçoit une convocation du ministère de l’Intérieur, d’un certain Monsieur François-Matthieu de la V. du F. Yossef, qui répond à cet ordre avec inquiétude, apprend avec stupéfaction que Gustave a demandé à ce haut fonctionnaire — dont il avait jadis sauvé la vie — de faciliter pour lui l’obtention de la nationalité française. Gustave lui avait légué bien plus qu’un meuble ou même son atelier : le témoignage de son affection et la possibilité d’être naturalisé !


Chapitre 22, p.138   Un pogrom à Grodno

« Trois morts. Des blessés par dizaines. Maisons et magasins saccagés, pillés, détruits centaines. Le travail de vies entières anéanti en quelques minutes. “Ça, un pogrom ? Ces Polaks ! Même pas capables d'organiser un pogrom convenable !” — s'esclafferont les Ukrainiens. »

En 1935, Yossef est chargé par Rivtzia d’accueillir Béni Rubinowicz, un jeune homme venu étudier le droit à Paris. Celui-ci raconte qu’il n’aurait pas quitté Grodno sans le pogrom qui a frappé la communauté juive. Ces violences ont eu pour prétexte un fait divers banal : à la sortie d’un bal, un marin polonais et un boucher voyou juif en étaient venus aux mains.
Ce qui a marqué par-dessus tout Béni, c’est qu’au cœur des événements, il a découvert le fossé abyssal qui le séparait de son meilleur ami, non juif – qui était pourtant reçu régulièrement chez lui, même pour les fêtes juives. Béni a vu avec horreur Czesiek exulter parce qu’on « tabassait des Youpins ». Czesiek de son côté n’a rien compris à l’effondrement de Béni : pour lui, il n’y avait aucun rapport entre son ami et ceux « qui ont crucifié le Christ » !


Chapitre 23, p.144   Louba

« Commencer, bâtir, avoir, être, vivre. Des verbes par dizaines. Tous au futur. Le passé appartenait à l'époque d'avant “Je m'appelle Louba, et toi ?” Mais le présent ne comptait guère. Seulement un tremplin pour un grand bond en avant. »

« Monsieur Yossef » commence à être connu dans la branche de la petite mécanique de précision quand il remarque une jeune fille devant un magasin de meubles du boulevard Magenta – sur son trajet pour la Cité Saint-Martin. Un jour, il s’enhardit : « Bonjour… Vous êtes Yide, pas vrai ? » La connaissance nouée, les projets de vie commune se précisent très rapidement. Yossef est seulement tracassé par le fait que Louba lui rappelle trop Lounia.
Yossef demande la main de Louba à son oncle, le marchand de meubles et il prépare le dossier du mariage à la mairie du Xe. Reste évidemment la présentation officielle à Bertha, qui les accueille avec grande allure. La complicité entre les deux femmes a l’air de s’instaurer facilement. Le mariage a lieu quelques semaines plus tard.


Chapitre 24, p.152   Une lettre d'Israël Marszak

« Mais l’homme décide, et Dieu n’en fait qu’à sa tête. »

Peu avant la noce, Yossef a reçu de Suisse une lettre et un paquet de son oncle, Israël Marszak. Après avoir étudié la chimie en Allemagne, et passé son doctorat brillamment à Bâle, le frère de Rivtzia vit à Berne, où il a du travail — tant soit peu précaire. Dans sa lettre, il explique avec un humour irrésistible pourquoi il ne viendra pas au mariage de son neveu, faute d’avoir l’argent pour payer le train.
Le paquet contient un document familial très précieux : c’est le carnet d’Avraham-Shimon, le mari de la grand-mère Éthel, mort prématurément d’un accident en 1915. Les notes y étaient prises en hébreu, et le carnet renferme en particulier le testament du grand-père. Sur le point de se marier, et sans doute de fonder une famille, Yossef devient le détenteur logique de cette relique.


Chapitre 25, p.127  Un engagement militant ?

« Je travaillais, j'avais enfin un permis, je pouvais gagner ouvertement, honnêtement ma vie, et donc, tout ce qui se passait au-delà de l'inexpugnable ligne Maginot m'importait peu. Je me sentais à l'abri, nullement inquiet pour l'avenir. Le pas de l'oie, les forêts de drapeaux à croix gammées, l'hystérie collective des grands rassemblements qu'on voyait au cinéma dans le Journal Pathé-Gaumont n'étaient pas “mon affaire”. »

Louba devient gérante d’un magasin de meubles aux Puces. Cette activité commerciale n’enchante pas Yossef, mais ils ont un but commun : trouver un pavillon à acheter. Yossef est d’autant plus motivé que Louba a dit qu’elle ne voulait pas d’enfant avant. A cette époque, il obtient une carte d’étranger « privilégié » et ne dépose pas sa demande de naturalisation avant 1938.
Max Wolikow, un Grodnonien militant dans une organisation de gauche vient un jour solliciter le soutien de Yossef, amenant un inconnu, amputé d’un bras, qui a été chef d’un commando de travail dans un camp de concentration. Max ne dit rien d’autre de lui, mais annonce qu’un Grodnonien que Yossef connaissait et appréciait est mort après s’être engagé dans la guerre d’Espagne. Sa femme Estherka, restée seule avec leur petit garçon, est dans le besoin. Yossef propose spontanément de donner une somme de mille francs, ce qui correspond aux deux tiers de son salaire mensuel. Louba pousse un « Oh ! » outré, mais Yossef l’ignore. L’inconnu propose à Yossef de s’engager bénévolement dans le service social de leur organisation. Yossef est surtout sous le coup de ce monde de violence qui a fait irruption dans son quotidien.


Chapitre 26, p.162  La maison de leurs rêves

« Le matin même, mus tous deux par des forces obscures, nous décidâmes de revoir une dernière fois la maison avant de signer. Une signature ! C'est vite dit, c'est vite fait. Mais cela représentait combien d'heures de travail, de rêves ? »

Au printemps 1939, alors que le climat conjugal est plutôt maussade, Yossef et Louba pensent avoir enfin trouvé la maison de leurs rêves à Mantes-la-Jolie. Yossef est très excité à la perspective de se créer un atelier dans le garage, où il a aperçu un magnifique établi. Les propriétaires du pavillon, les Martins, font miroiter leur offre. Effectivement, le prix est incroyablement bas et le couple peut se permettre d’acheter. Mais l’affaire demande bien sûr réflexion. On en parle avec Bertha, on retourne trois fois sur place. Et finalement, on se décide, et rendez-vous est pris chez le notaire à Versailles.
Malheureusement (ou plutôt heureusement), retournant sur place une dernière fois la veille de la signature, Yossef et Louba entendent de voisins que l’affaire est un marché de dupes, car la maison est régulièrement inondée. Yossef se rend compte alors que les Martins ressemblent étrangement à ses sordides logeurs d’Asnières, indicateurs de police.

 





































































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