Abraham Estin, médecin humaniste
 
Abraham Estin, gosse de Grodon


 

Voir Polyglottie.

Chapitre 29, p.179  Bobé Dveyré

« Avraham Shimon s'est avancé au devant de nous et en quelques paroles très simples m'a dit qu'ils me connaissaient de par la réputation que j'avais acquise en élevant exemplairement mes quatre enfants ; que c'était un honneur pour eux d'accueillir dans leur demeure une femme si méritante. Je n'étais pas habituée à un tel langage. Personne ne m'avait jamais dit que j'étais méritante. “J'espère que votre fille sera digne de mon Wolf. C'est un bon garçon.” Voilà tout ce que j'ai trouvé à répondre. »

La grand-mère raconte d’abord la mort accidentelle de son mari Yeyssef, en 1887. Il était portefaix, un métier peu apprécié, mais ses qualités personnelles lui valaient l’estime publique, car il ne jurait jamais ! Au moment de son veuvage, Dveyré avait déjà trois filles, et la tragédie précipita la naissance de son fils, Wolf.
Au nom de la communauté juive, une enveloppe lui fut remise, qui lui permit d’acheter un tout petit magasin d’alimentation. A la fois humble et soucieuse de sa dignité personnelle et celle de ses enfants, elle puisait dans sa foi inébranlable le courage de s’adapter à ce qui peut être changé, et l’acceptation de ce qui, à son avis, ne peut pas l’être. Dans un langage concret, émaillé de citations bibliques, reflétant sa piété chaleureuse, Dveyré raconte le quotidien, le shabbath, les réponses pratiques aux événements déconcertants.
Elle évoque aussi sa propre jeunesse, avec ses onze frères et sœurs. Son père, un colporteur, mourut en 1863, et sa mère réussit à faire survivre sa nombreuse famille en faisant des ménages chez les Juifs riches.

A dix ans, Wolf annonça qu’il voulait travailler à la fabrique de tabac, qui employait à cette époque jusqu’à deux mille ouvriers. Le directeur, monsieur Szereszewski, était un homme dur avec une « tête ouverte », vaguement paternaliste ; on le craignait, on le maudissait, et on priait pour qu’il ait une longue vie. D’abord simple commis, Wolf étudia d’arrache-pied le soir pour apprendre la comptabilité.
Surtout, il commença à militer au Bund, organisation secrète des ouvriers juifs. En 1899, les ouvriers du tabac se mirent en grève — événement d’autant plus extraordinaire qu’ils obtinrent une réduction de leur temps de travail —  ce dont Dveyré ne voyait pas du tout la nécessité. Les grandes grèves s’ensuivirent, paralysant toute la ville. Wolf était très impliqué, et sa mère se faisait un sang d’encre. Elle apprit cependant que le parti socialiste révolutionnaire était encore plus dangereux que le Bund, ce qui la rassure relativement.

Grâce aux promotions importantes qu’il eut à l’usine, Wolf put persuader sa mère de quitter sa boutique —  elle n’accepta que pour lui faire plaisir, car sa clientèle allait lui manquer. Chargé de famille, Wolf fut dispensé du service militaire « moyennant une petite commission honnête ». Après avoir choisi des métiers pour ses trois sœurs, afin qu’elles deviennent indépendantes, Wolf trouva à chacune un mari honnête travailleur.

En 1907, à vingt-quatre ans, alors qu’il était devenu second du comptable en chef de la fabrique, Wolf annonça qu’il allait se marier lui-même. D’abord, Dveyré fut effrayée quand elle apprit que l’élue de son fils, Rivtzia Marszak, venait d’une famille de « vrais grands bourgeois », faisant des affaires avec des goyim, et même des princes russes ! Sortant d’un tel milieu, sa future bru saurait-elle s’adapter à son fils, avec ses idées du Bund ? Les Marszak vivaient à Szczuczyn, un shtetl distant d’une soixantaine de kilomètres de Grodno. Le voyage pour y aller sceller les fiançailles fut toute une aventure dont l’organisation causa à Dveyré beaucoup de préoccupations. La rencontre finalement se passa bien, et malgré le décalage social entre les deux familles, Dveyré sentit qu’elle était reçue avec respect par Avraham Shimon et Éthel, les parents de Rivtzia. L’union paraissait de bon augure. Quelques mois plus tard, ce fut le mariage. Wolf offrit à cette occasion à sa mère une petite broche en or, le seul bijou qu’elle ait jamais eu de sa vie. La réception, traditionnelle, dura une semaine.

Le jeune couple s’installa à Grodno dans un bel appartement où Wolf avait même fait installer l’électricité. ’Hayélé naquit, puis Yossef. Mais en 1914, peu après la déclaration de la guerre, Wolf fut arrêté comme Bundiste, tandis que Rivtzia partait à ’Kharkov avec les enfants.

Quand bobé Dveyré prend la parole au seuil de la Seconde Guerre mondiale — pour transmettre à Yossef et à Louba tout ce qui a précédé —  elle nourrit de sombres pensées.

« Des choses difficiles à imaginer, trop atroces à raconter, se passent pendant les guerres. Une guerre est une chose terrible et le Seigneur devrait punir les hommes qui en sont la cause. Dans notre région nous avons encore eu le privilège d'être libérés plusieurs fois. En 1915, c'est l'Allemand qui nous a libérés du tsar. Ensuite, trois ans après, le Polonais nous a délivrés des Prussiens. Pour peu de temps seulement, car les Russes sont revenus pour nous débarrasser des Polonais. Mais Pilsudski les a tout de même chassés. Qui sera notre prochain libérateur ? Qu'est-ce qui nous attend demain ? »

Pour elle, sa vie s’est arrêtée en 1914, quand on lui a pris son fils. Depuis elle attend que Dieu la fasse venir à Lui.

 










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